ARMEMENT : L'INDUSTRIE FRANçAISE SUR LE PIED DE GUERRE

ENQUÊTE - Un an après le discours volontariste du chef des armées Emmanuel Macron enjoignant aux industriels d’augmenter leurs cadences, la production reste modeste. La prochaine loi de programmation militaire ambitionne de changer la donne.

Est-ce que chez Coca-Cola ils ont besoin de visibilité pour produire ? Non. Eh bien, avec ce qui se passe depuis un an, cela doit être pareil dans les usines d’armement !» La phrase, lâchée ce printemps à l’occasion d’un colloque par un représentant du ministère des Armées, en dit long sur le fossé qui sépare aujourd’hui ceux qui tiennent les armes de ceux qui les fabriquent. Souvent accusés par les pouvoirs publics de frilosité en matière d’investissements, les industriels du secteur de la défense se retrouvent en première ligne, médiatique et politique, depuis le début de la guerre en Ukraine. Et si ce petit monde habitué à la discrétion a compris que le conflit était parti pour durer, les mots prononcés le 13 juin 2022 par Emmanuel Macron au salon Eurosatory, devant le gratin de l’armement mondial, semblaient fixer un cap bénéfique, la France étant, selon le président, entrée en «économie de guerre».

«Ce discours était une prise en compte manifeste que la défense n’était plus simplement importante, mais une priorité nationale », note un député. Une priorité d’autant plus vitale que les missions de nos forces, jusqu’ici dédiées à la projection sur des terrains extérieurs, comme au Sahel, devront s’adapter à ce conflit terrestre de «haute intensité». Et les besoins devraient encore s’accroître, l’Europe souhaitant mobiliser 500 millions d’euros, sur son budget, pour augmenter ses livraisons de munitions, au rythme de 1 million par an. Seulement, un an plus tard, sur le terrain productif, l’urgence se fait attendre. «Les pays européens ont fait des dons importants à l’Ukraine, et il faut reconstituer les stocks. Or l’industrie française a du mal à remonter en cadence, car cette filière de haute technologie est taillée au plus juste, sans possibilité de production excédentaire», explique un spécialiste.

Certes, dans les usines d’armes françaises, quelques lignes ont été doublées, notamment à Bourges (Cher) pour produire les tubes des fameux canons Caesar, dont un quart des stocks de l’armée de terre a déjà filé en Ukraine. «Je peux vous annoncer qu’une trentaine de canons neufs seront livrés entre novembre 2023 et mars 2024», a déminé le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, mi-mars, après s’être assuré que l’industriel Nexter pourrait réduire de trente à dix-sept mois par pièce son délai de production.

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Mais ce Caesar est l’arbre qui cache la forêt. Et si la France n’a pas envoyé de chars Leclerc sur le front, c’est tout simplement qu’elle ne peut pas en produire, la fabrication ayant été mise sur pause en 2008. «L’économie de guerre est plus un slogan qu’une réalité. Exemple : nous avons doublé notre capacité de livraison d’obus à l’Ukraine, en passant de 1.000 à 2.000 pièces par mois. Mais cela ne représente même pas douze heures de combat sur place !», détaille Christian Cambon, président (LR) de la commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées du Sénat. «C’est vrai qu’il y a beaucoup de choses qui changent dans le discours, mais dans les faits, ça tarde à se concrétiser», confirme un des participants aux groupes de travail concoctés par le ministère.

Un missile nécessite d’assembler plus de 15.000 éléments

Au sein de la base industrielle et technologique de défense française (BITD), on martèle qu’augmenter la production nécessite de la visibilité, et donc des commandes qui viennent de l’Etat. «Un missile, ce sont 15.000 éléments. Un hélicoptère, c’est entre 30.000 et 40.000. Et un sous-marin, c’est 1 million de pièces. Le problème n’est pas tant les cadences que les composants», rappelle Renaud Bellais, codirecteur de l’Observatoire de la défense à la Fondation Jean-Jaurès.

Et pourtant, du côté des pouvoirs publics, on avance des chiffres inédits. Entre le premier et le dernier jour du double mandat d’Emmanuel Macron, le budget des armées aura bondi de plus de 50% ! Mais pour combien de nouveaux équipements ? L’actuelle loi de programmation militaire (LPM) prévoyait par exemple la livraison, d’ici 2030, de 300 blindés Jaguar et de 1972 Griffon, d’autres blindés. Or la nouvelle LPM (413 milliards d’euros alloués entre 2024 et 2030, soit 40% de plus que la précédente) ne table plus que sur 200 Jaguar et 1.345 Griffon.

Quand bien même les livraisons manquantes ne seraient pas annulées mais décalées entre 2030 et 2035, cela aurait malgré tout pour conséquence de déstabiliser la production. «Dans l’armée de l’air aussi il y aura moins de Rafale livrés d’ici la fin de la décennie. Quant à la marine, l’indispensable flotte de soutien n’aura pas été intégralement renouvelée d’ici 2030, et on ne disposera que de 15 frégates hétérogènes. C’est peu lorsqu’on se prétend nation de la zone indopacifique», développe Léo Péria-Peigné, spécialiste des questions d’armement au sein de l’Institut français des relations internationales (Ifri).

Cette frilosité dans les commandes a suscité beaucoup de frustration chez les industriels, voire une pointe d’amertume. «Le discours de certains membres de l’exécutif qui consiste à dire que l’on n’est pas capable de produire plus est inaudible. Aux Etats-Unis, ils montent des budgets supplémentaires massifs. Idem en Allemagne avec leur plan à 100 milliards d’euros», déplore un de ces opérateurs. Ce qui conduit certains experts comme Léo Péria-Peigné à affirmer que la nation subirait désormais la «loi d’Augustine », du nom d’un ancien sous-secrétaire d’Etat américain : elle produit des armements ultraperformants, mais trop chers pour être achetés en nombre suffisant, ce qui entraînerait une sorte de désarmement structurel. Imaginez un peu, le missile solaire Mistral, développé par MBDA, n’a pas été acheté par l’Etat depuis 2006 ! Seules les commandes internationales ont permis de conserver la ligne de production. Signalons toutefois une éclaircie : les industriels auraient obtenu des garanties de l’exécutif pour lever un certain nombre de contraintes normatives ou administratives.

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Mais cela n’éliminera pas une dernière menace, celle de la taxonomie européenne, cette classification visant à orienter des investissements vers les activités éthiques, dont l’armement serait exclu. Cela aurait pour conséquence d’assécher les sources de financement sur les marchés, un problème majeur dès que l’on descend dans la chaîne de sous-traitance. Et de soumettre à l’appétit de prédateurs étrangers les pépites françaises de ce secteur. Pendant ce temps, les relations entre le chef d’état-major des armées, le général Burkhard et le délégué général pour l’armement, Emmanuel Chiva, qui a accordé un entretien exclusif à Capital, fonctionnent bien. «J’ai l’impression qu’ils se sont trouvés », confiait récemment un industriel. Un peu d’huile dans les rouages de la machine militaire, c’est déjà ça de pris. Mais ça ne fait pas encore de la France une nation en mode «économie de guerre»

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