COURSE AUX NEUTRONS : LA FRANCE EST-ELLE à LA HAUTEUR ?

Le 31 janvier dernier, Emmanuel Macron, alors en visite d'État en Suède, déambulait entre les immenses infrastructures de l'ESS (European Spallation Source), à Lund, à l'extrême sud du pays. Cette installation de recherche scientifique en construction, qui devrait devenir la source de neutrons la plus puissante du monde, est cofinancée par la France, aux côtés de 12 autres pays européens. Des étoiles dans les yeux mais la voix grave, le président de la République y plaidait pour une Europe de l'industrie et de l'énergie « plus audacieuse » et « moins réglementée ».

Et, quand, moins de trois mois plus tard, nous marchons sur ses pas, on comprend mieux son épatement face à une telle infrastructure de recherche. Par sa taille d'abord, puisqu'elle s'étend sur près de 75 hectares. Par son accélérateur de protons de 600 mètres de long, où les particules sont propulsées à une vitesse proche de celle de la lumière, puis projetées sur une cible de tungstène de 6 000 tonnes, qui permet l'explosion des atomes et la libération des neutrons. Mais surtout par ses ambitions.

Infographie sur le fonctionnement et les différentes étapes de production de l'ESS, depuis l'accélérateur de protons jusqu'aux instruments qui étudient la matière grâce aux neutrons.  © ESS

Explorer la matière noire, combattre les maladies et optimiser les batteries

« Notre source de neutrons permettra aux chercheurs de faire des avancées significatives en physique fondamentale en leur donnant l'occasion, par exemple, d'explorer la matière noire, s'enthousiasme Helmut Schober, son directeur général. En santé, elle améliorera notre connaissance de certains virus pour mieux les combattre. Dans le secteur de l'énergie, elle donnera la possibilité d'étudier les piles à combustible et batteries pour optimiser leur rendement? Pour les industriels aussi, c'est un enjeu clé, puisque les neutrons sont d'excellents détecteurs des faiblesses dans les matériaux produits ».

Bref, ces illustrations ne sont que quelques exemples parmi d'autres, car les faisceaux de neutrons peuvent intéresser bien d'autres chercheurs, comme les archéologues, qui pourront venir avec leurs fossiles pour les analyser et en tracer l'origine sans les endommager. Les chercheurs du quantique pourront, quant à eux, tenter de soulever les mystères du monde encore si peu connu qu'ils étudient, notamment pour développer l'informatique de demain.

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Mais pourquoi les neutrons sont-ils de si bons explorateurs de la matière ? Ne portant aucune charge électrique et n'ayant que de faibles interactions avec la matière, ces particules ont un grand pouvoir de pénétration et sont donc d'excellents observateurs des objets avec lesquels ils interagissent, y compris de certains atomes légers, comme l'hydrogène, qui ne sont pas visibles aux rayons X. Ils donnent accès à des informations sur des échantillons complexes, permettant d'explorer des échelles de taille allant de l'angström (0,1 nanomètre) au millimètre, ainsi qu'à des échelles de temps allant de la picoseconde (un millième de milliardième de seconde) à la microseconde (un millionième de seconde).

Une « bête de course »

Face aux promesses d'un tel projet, impossible pour la France, qui compte l'une des communautés scientifiques les plus aguerries en la matière, de ne pas en être. Ainsi, le CEA et le CNRS participent activement à la construction de 70 % de la longueur de l'accélérateur et à la fourniture de 5 des 15 premiers instruments qu'accueillera l'ESS pour lancer ses expérimentations.

« On est en train de fabriquer une bête de course », estime Marie-Hélène Mathon, responsable des infrastructures de recherche en sciences de la matière du CEA et représentante française au conseil d'ESS, tout en regrettant le retard pris par le projet. « On espérait avoir nos premiers neutrons en 2019. Finalement ce ne sera pas avant 2025-2026. »

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Mais ce qui inquiète surtout la communauté scientifique française, c'est la perte progressive de sources de neutrons souveraines. « La France concentrait 10 % des capacités mondiales en 2015. Ce chiffre devrait passer à 1 % en 2033? », regrette-t-elle.

En effet, le réacteur de recherche Orphée, inauguré en 1980 à Saclay, qui fournissait un faisceau de neutrons dédié à l'étude de la matière condensée, a été définitivement fermé en 2019. « C'était notre source de neutrons nationale, elle contenait 22 instruments de recherche et nous permettait de cultiver l'excellence française dans ce domaine », insiste la chercheuse du CEA. Cette dernière déplore un choix relevant moins d'une question de performance que d'une volonté de dénucléariser Saclay et de concentrer les investissements dans le projet européen de neutrons. « C'était un instrument clé aussi bien pour la recherche que pour l'industrie française. »

Pénurie de neutrons en France

Comme une mauvaise nouvelle n'arrive jamais seule, l'Institut Laue-Langevin (ILL), source européenne de neutrons basée à Grenoble, fermera aussi ses portes entre 2030 et 2033. Elle offrait jusqu'alors les faisceaux de neutrons les plus intenses au monde et une quarantaine d'instruments scientifiques de haute technologie dans le but de faire de la recherche d'excellence.

« C'était notre dernière source disponible en France. Après sa fermeture, nous serons totalement dépendants de l'ESS », craint Marie-Hélène Mathon, soulignant au passage que l'Allemagne, le Royaume-Uni et la Suisse conservent, eux, leur souveraineté. Sans compter les progrès des capacités américaines et asiatiques en matière de production de neutrons?

Nous n'avons plus rien en France pour former nos scientifiques et maintenir nos compétences en neutronique.Marie-Hélène Mathon, responsable des infrastructures de recherche en Sciences de la Matière au CEA

Et l'ESS ne pourra pas absorber cette pénurie de neutrons. « C'est bien d'avoir des sources de grande puissance comme celle de l'installation suédoise, mais nous n'avons plus rien en France pour former nos scientifiques et maintenir nos compétences en neutronique, répondre aux besoins de nos industriels et débroussailler nos sujets de recherche grâce à des expériences préparatoires. Il nous faut une source de petite ou moyenne gamme. »

La communauté scientifique de neutronique française, qui ne compte pas moins de 1 500 chercheurs et 300 laboratoires, joue sa dernière carte, « ICONE ». Imaginé par le CEA et le CNRS, ce projet consiste à construire une source accessible ? 150 millions d'euros, contre les 3,7 milliards d'euros de l'ESS ? et compacte, qui tiendrait dans un bâtiment de 70 mètres carrés, dont chaque composant (accélérateur, cible, etc.) serait dopé pour maximiser la production de neutrons.

Le projet a été soumis au ministère de l'Enseignement supérieur, de la Recherche et de l?Innovation. La décision de construire ou non cette source nationale devrait être prise en 2025. Un avis favorable permettrait la production de premiers neutrons début 2030, selon Marie-Hélène Mathon : « J'espère que les autorités réaliseront l'importance de ce projet souverain? On ne doit pas devenir les grands perdants dans la course aux neutrons. »

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