AU KAZAKHSTAN, LE FéMINICIDE DE SALTANAT NUKENOVA BRISE UN SUJET TABOU

Dans ce pays d'Asie centrale où les violences domestiques sont un sujet tabou, la mort de Saltanat Nukenova, battue à mort en novembre dernier, a provoqué une onde de choc. Sous la pression, une nouvelle loi permettant de sanctionner plus durement les agresseurs a été adoptée. 

Sur les images de vidéo surveillance, on la voit être traînée par les cheveux, recevoir des coups de poing et de pied. Quelques heures plus tard, Saltanat Nukenova est décédée d'un traumatisme crânien. L'agresseur n'est autre que son époux, l'homme d'affaires et ex-ministre kazakh de l'Économie Kuandyk Bishimbayev. Il est accusé de torture, de meurtre avec une extrême violence et de crimes graves répétés. 

Après avoir nié pendant des semaines, Kuandyk Bishimbayev a reconnu le 24 avril avoir battu et provoqué "involontairement" la mort de la jeune femme de 31 ans en novembre dernier. Le procès est diffusé en direct sur la page YouTube de la Cour Suprême, une première au Kazakhstan. Chaque jour, des centaines de milliers de personnes suivent les débats de ce féminicide qui secoue ce pays d'Asie centrale de 19 millions d'habitants. 

"Un homme qui a décidé qu'il pouvait tout faire et que rien ne lui arriverait en échange, a simplement ôté la vie à sa femme", peut-on lire parmi les témoignages de femmes rassemblés par le Times of Central Asia. Évoquant cette affaire qu'elle estime être "la plus retentissante et la plus révélatrice de l’histoire de la justice du [Kazakhstan]", une jeune femme de 21 ans interrogée par le quotidien en ligne déclare que toutes les femmes victimes de violences attendent désormais de ce procès "une solution juste qui encouragerait le gouvernement à créer une loi criminalisant la violence domestique". 

Les violences domestiques absentes du code pénal

Au lendemain du féminicide de Saltanat Nukenova, le président kazakh Kassym-Jomart Tokaïev l'avait assuré : "La loi doit être la même pour tous". En 2017, le Parlement kazakh avait supprimé du code pénal les articles relatifs aux "atteintes délibérées à la santé" et aux "coups et blessures" afin de les transférer au code administratif. Ainsi décriminalisés, les faits concernés par ces articles n'étaient alors désormais plus sanctionnés que d'une simple amende, et éventuellement de quelques jours de détention.

Mais en tant que telle, "la violence domestique n'a jamais été érigée en infraction à part entière", précise Vika Kim, chercheuse adjointe pour l'Asie centrale à Human Rights Watch (HRW), spécialisée dans les violences domestiques au Kazakhstan. La décision de 2017 de supprimer les articles sur les "coups et blessures" et les "atteintes délibérées à la santé" – les plus couramment utilisés pour enquêter et poursuivre les cas de violence domestique au Kazakhstan – n'a fait qu'éliminer la possibilité de poursuites pénales pour la plupart des cas de violence domestique.

Chaque année, les autorités recensent plus de 80 féminicides. L'ONU estime que le chiffre réel se situerait davantage au-delà de 400. L'affaire Saltanat Nukenova a créé une véritable onde de choc dans le pays. Le 15 avril, le président kazakh a signé une nouvelle loi visant à renforcer la protection contre la violence à l’égard des femmes, approuvée quelques jours plus tôt par le Sénat.

De nouvelles dispositions concernant la protection accrue des femmes contre la violence domestique entreront donc en vigueur prochainement, certaines en juin 2024, d'autres en janvier 2025. Ce nouveau texte, qui comprend aussi des amendements au code pénal, à la loi sur la prévention de la violence domestique, et à la loi sur le mariage et la famille, a produit quelques avancées saluées par les ONG. Elle récrimine notamment les "coups et blessures" et les "atteintes délibérées à la santé" avec des peines plus lourdes, et supprime également la possibilité de rechercher une "réconciliation" entre les parties comme moyen de résoudre les cas de "coups répétés", détaille Vika Kim.

Par ailleurs, la police devra désormais répondre à tous les cas de violence domestique, y compris les cas signalés dans les médias et sur les réseaux sociaux, même si la victime n'a pas déposé plainte. Actuellement, selon des rapports cités par The Astana Times, moins d’un tiers des femmes victimes de violences demande l’aide de la police.

En dépit de ces avancées, les ONG, dont HRW, déplore que la nouvelle loi n'incrimine toujours pas la violence domestique en tant que délit autonome. "Une avancée, mais incomplète", a estimé mardi 23 avril l'ONG internationale Human Rights Watch, qui déplore notamment que le nouveau texte législatif ne fasse pas explicitement de la violence domestique une infraction à part entière dans le code pénal. Le droit international des droits humains impose de reconnaître la violence domestique comme un crime grave contre les personnes et la société, rappelle HRW dans son communiqué.

La création d'un délit distinct de violence domestique pourrait garantir que d'autres types de violence au sein de la famille, comme la violence psychologique ou sexuelle, fassent également l'objet d'enquêtes et de poursuites appropriées. - HRW.

Aussi, ajoute Vika Kim, d'ici l'entrée en vigueur du texte en juin prochain, "les 'coups et blessures' et 'les atteintes délibérées à la santé' dans les cas de violences domestiques restent pour l'instant passibles d'un avertissement ou d'une arrestation administrative pour une durée maximale de 15 jours, conformément au code administratif en vigueur".

Selon les statistiques, 60,2 % des femmes kazakhes âgées de 15 à 49 ans ont subi des violences de la part d'un partenaire au moins une fois au cours de leur vie. Par ailleurs, une étude de la Fondation Friedrich Ebert révèle qu'un enfant sur six grandit en étant témoin de violences domestiques. Des violences longtemps considérées comme un sujet tabou et souvent sous-déclarées en raison de la stigmatisation sociale ou de la réconciliation forcée des victimes avec leurs agresseurs.

Patriarcat, soumission et dépendance économique

Question essentielle en matière de droits humains également au Kirghizstan et au Tadjikistan, les violences domestiques sont particulièrement répandues au Kazakhstan en raison de la structure patriarcale de la société qui dévalorise les femmes et favorise des rôles stéréotypés étroits, ne donnant aux femmes aucun pouvoir de décision.

"Souvent, les femmes ne savent même pas qu'elles sont maltraitées", déplore Vika Kim. "La croyance selon laquelle les femmes sont soumises à leur mari, ainsi que le risque de stigmatisation empêchent les survivantes de signaler les violences domestiques et de rechercher du soutien", poursuit-elle. Souvent rejetées par leur propre famille, et ne sachant pas comment accéder aux centres de crise, les femmes n'ont alors nulle part ailleurs où aller.

La dépendance économique de ces femmes à l'égard de leur agresseur est aussi un facteur expliquant qu'elles ne puissent pas dénoncer les violences qu'elles subissent.

Un paramètre auquel s'ajoutent les politiques de l'État visant à maintenir la famille "intacte" et à promouvoir les "valeurs familiales traditionnelles". Cette référence, inclue dans la nouvelle loi, risque selon HRW "de minimiser la violence domestique en tant que telle (...) et ne reflète pas une approche de tolérance zéro à l'égard de la violence domestique".

Ces violences sont en effet souvent excusées, sinon minorées, par les gardiens de la morale, notamment à la télévision d'État. Début mars, les animateurs d'un talk-show diffusé sur la chaîne publique Khabar TV se sont entretenus avec une femme qui avait fui son foyer et déménagé dans un centre d'accueil après avoir enduré près de vingt ans de violence de la part d'un mari alcoolique.

Ceux-ci ont invité son ex-mari sur le plateau, et tenté de la contraindre à se réconcilier avec lui, culpabilisant la victime en suggérant qu'elle avait provoqué son ex-époux en ne s'acquittant pas correctement des tâches ménagères et en le rendant jaloux, et allant même jusqu'à insinuer qu'elle l'aurait poussé à l'alcoolisme. L’émission, qui a suscité un tollé, a depuis été supprimée.

Usant du même type d'arguments visant à renverser la responsabilité sur la victime, Kuandyk Bishimbayev a déclaré au tribunal que sa femme était responsable de la vague de violence qui avait entraîné sa mort, le 9 novembre dernier. Il a accusé Saltanat Nukenova d'agression, assurant qu'elle était psychologiquement instable, sujette à l'hystérie et ivre au moment des faits, l'autopsie ayant pourtant révélé que ce n'était pas le cas.

"Saltanat n'est pas seulement une autre victime de violence domestique décédée aux mains de son mari, Saltanat est maintenant la personnification de la protestation des femmes", réagissait sur Instagram Dinara Smailova, présidente de l'association NeMolchiKz, qui soutient et défend les femmes victimes de violences sexuelles et domestiques, après les propos tenus par l'accusé lors de son procès. "Des millions de femmes sont mortes comme Saltanat, ont été calomniées devant les tribunaux, comme Saltanat, ont été à nouveau tuées par les cyniques mensonges de leur tueur, comme Saltanat !"

"On ne lave pas son linge sale en public"

"Les avocats, groupes féministes et militants des droits des femmes plaident depuis plusieurs années en faveur d'une prévention et d'une élimination de toutes les formes de violence à l'égard des femmes et ont réellement mis la question de la violence domestique à l'ordre du jour du gouvernement kazakh, ainsi que de ses partenaires internationaux", rappelle Vika Kim.

Selon l'assistante de recherche à HRW, "l'affaire Kuandyk Bishimbayev n'a fait que souligner la nécessité urgente de s'attaquer à la violence domestique en prévoyant des sanctions adéquates pour les agresseurs".

Alors que la nouvelle loi entrera en vigueur dans les prochains mois, Vika Kim se veut optimiste. "La révision des lois ne signifie pas automatiquement que ces lois seront correctement mises en œuvre, mais nous devons leur donner une chance", dit-elle, ajoutant que les ONG et organismes œuvrant pour les droits des femmes continueront d'exhorter le gouvernement kazakh à criminaliser la violence domestique en tant que délit.

"Le manque de connaissance et de compréhension des droits des femmes et de la violence domestique, en particulier dans les zones rurales, y compris parmi les forces de l'ordre et les magistrats, pourrait cependant créer des obstacles à la mise en œuvre de la loi", ajoute l'humanitaire, insistant sur la nécessité de sensibiliser le public à la nouvelle loi, d'organiser des activités éducatives et de s'engager auprès des communautés sur le thème des droits des femmes.

Selon le rapport du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) sur l'indice des normes sociales de genre, plus de 93 % des citoyens kazakhs, hommes et femmes, ont des préjugés sexistes à l'égard des femmes. En 2023, la police a reçu plus de 99 000 plaintes liées à des violences familiales et les tribunaux ont condamné plus de 67 200 personnes à des sanctions administratives, d'après les chiffres du ministère kazakh de l'Intérieur.

Pour l'heure, la société reste divisée sur la nouvelle loi renforçant les droits des femmes, rapporte Vika Kim. "Si certains, hommes et femmes, la soutiennent et l'accueillent favorablement, d'autres s'opposent sincèrement à la criminalisation de la violence domestique". Selon ces derniers, précise-t-elle, les abus commis au sein de la famille ou dans les relations domestiques sont "une affaire de famille, privée" ; "on ne lave pas son linge sale en public".

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